En espérant que vous ayez passé un beau Noël malgré l'ambiance générale déplorable due au "virus" et à l'incompétente gestion républicaine, voici en cette Fête de la Sainte Famille, un petit conte de Noël se déroulant durant l'autre grande période persécutrice : la révolution.
C'était le 24 décembre 1793, l'air était vif et piquant. Les Chouans emmènent un prisonnier Bleu d’un groupe de cavaliers qu’ils ont attaqués et se retrouvent dans la clairière de Cohignac entre Berric et Kestenberh, attendant en silence l’heure du repas autour du feu qui rougeoie sous la marmite.
Job Le Névé, le chef, s'approche du prisonnier attaché à un arbre :
"Tu vas me dire la vérité, lui dit-il, sinon ton compte est réglé. Que voulait ce groupe de cavaliers ? "
- C'est la troupe qui accompagne un administrateur départemental et un nouveau recteur constitutionnel qui va dire la messe de minuit à Kestenberh... Les paysans se regardent tout ébahis...
- Comment s'appelle cet administrateur ? poursuit Job Le Névé.
- Il s'appelle Moreau.
- Et le recteur ?
- Ricordel.
Le chef donne ses ordres à voix basse et trois de ses hommes disparaissent dans le taillis.
Les cavaliers et la garde nationale reçurent l'ordre de préparer l'église, transformée depuis deux ans à magasin à fourrage.
Enfin, une petite cloche discrète se fit entendre, annonçant la messe de minuit, la première depuis 1789. La population, alertée depuis le discours de Moreau et sachant que la messe devait être célébrée par un prêtre schismatique, ne bougea pas.
Seuls parurent perdus dans les deux nefs de la vieille église : l'administrateur Moreau, la poitrine toujours barrée de son écharpe tricolore ; puis Dutrousset, Bellynno (citoyens pro-Chouans), Guyen, le maire, le chef bleu et le vieux père Lasnier ; enfin un peu plus bas, les dix soldats de la garde nationale, moitié civils, moitié militaires et les cavaliers.
Dans un coin à gauche, près de l'autel Saint-Jean-Baptiste, une crèche avait été faite à la hâte. Le ci-devant Petit Jésus souriait dans sa paille portant sur son cœur une petite cocarde tricolore ; la Vierge, un peu confuse, était coiffée d'un bonnet phrygien ; le bœuf portait timidement entre ses deux cornes une banderole avec la devise : "Liberté, Egalité, Fraternité" et l'âne tout penaud exhibait entre ses deux longues oreilles une autre banderole où l'on lisait ces mots : "République Française".
De l'autre côté de l'église, près de l'autel Notre-Dame de Pitié, étaient installés trois joueurs d'ophicléides (sorte de saxophones note SCB). Sur l'ordre de Moreau, ils attaquèrent avec beaucoup de notes fausses le Noël : "Le Fils du Roi de Gloire".
A ce moment, le recteur Ricordel, précédé d'un enfant de chœur, sortit de la sacristie pour commencer la messe. Il était beau comme un astre : aube de dentelle fine digne d'un évêque, chasuble de drap d'or apportée spécialement de Vannes, Moreau et toute l'assistance se levèrent, mais, au même moment, la porte de l'église s'ouvrit violemment et un homme tout essoufflé entra en criant : "Les Chouans arrivent par la route de Cadudal et seront ici dans quelques instants ? "
- Voyons, un peu de calme, mon ami, répondit Moreau, nous sommes en force. D'abord, combien sont-ils ? - Peut-être bien 200 !
-Alors, vite à cheval, en route pour Vannes immédiatement ! hurla Moreau en sortant précipitamment. Dans une confusion indescriptible, nos hommes sautèrent à cheval et disparurent par le fond du Marchix, Moreau, toujours muni de son écharpe et le recteur Ricordel, toujours revêtu de son aube d'évêque et de sa chasuble d'or...
A ce moment, cinq binious et bombardes débouchaient de la rue du Pilori, à côté de la chapelle Saint-Yves, passaient devant l'hôtel de Carné près des halles en face de l'hôtel Belmont. Ils jouaient la "Marche de Cadoudal" chantée en chœur par des centaines de Chouans qui les suivaient, portant des torches, des lanternes, des faux, des fusils. Ils étaient presque tous vêtus de la peau de bique laissant apercevoir la veste bretonne et le petit gilet à métal et portaient l'énorme chapeau de feutre fabriqué en série chez Guillaume Le Pautremat. Sur le côté de la troupe, marchait Job le Névé en sa qualité de chef suprême des paroisses de la région. Derrière lui on pouvait reconnaître les deux frères Burban, du village de Malabry, amis intimes du général "Georges".
Une fois arrivé sur la place de l'église, le chef chouan fit un signe ; binious, bombardes, paysans, se turent comme par enchantement. Louis Burban huché sur la borne du crieur à l'entrée de la vieille église, annonça d'une voix de stentor : "Moreau, l'administrateur départemental et Ricordel, le recteur schismatique, viennent de vider les lieux, nous allons pouvoir à notre tour assister à la messe de minuit dite par un bon prêtre de chez nous qui n'a pas prêté le serment. Tout est prêt ; qu’on sonne les cloches et qu’on entre..."
Les cloches ne tardèrent pas à s'ébranler ; les trois sonnaient maintenant à toute volée sous l'action vigoureuse des tireurs de corde qui ressemblaient à des démons pris de la danse de Saint-Guy. Les binious de leur côté avaient recommencé à rugir la "Marche de Cadoudal" et les Chouans reprenaient à tue-tête le refrain puissant dont voici la traduction : "En avant, Bretons, mon cœur s'enflamme, ma force croît. Vive la religion, vive qui aime son pays et que les Bleus s'en aillent savoir s'il y a un Dieu..."
C'était un brouhaha extraordinaire dans les rues de la cité kestenberhoise. Tous les habitants heureux d'assister à cette messe de minuit inattendue prenaient la direction de l'église qui fut bientôt pleine à craquer.
Les enfants tout ébahis s'affairaient autour de la crèche qui avait repris son aspect normal : l'Enfant Jésus avait accepté de quitter la cocarde tricolore, on avait fini par lui faire comprendre qu'elle n'existait pas de son temps : la Vierge n'avait fait aucune difficulté pour quitter le bonnet phrygien qui lui donnait un air grotesque ; le bœuf paraissait se féliciter d'avoir les cornes plus libres depuis que sa banderole aux mots magiques lui avait été ôtée ; et l'âne était moins penaud depuis qu'il pouvait agiter normalement ses longues oreilles démunies du titre dithyrambique et prometteur qu’elles avaient abrité avec noblesse.
Du côté de l'autel de Notre-Dame de Pitié s'étaient installés binious et bombardes ainsi que les trois joueurs d'ophicléides qui avaient été troublés au milieu de l'air : "Le Fils du Roi de Gloire".
Sur un signe de Job Le Névé, tous les instruments attaquèrent le Noël populaire "Peh trouzzou ar en doar ? " (Quel bruit y a-t-il sur la terre ?), que toute la foule reprit en chœur avec frénésie.
Mais subitement les voix tombèrent comme par enchantement ; le célébrant venait de sortir de la sacristie et se dirigeait vers l'autel du Saint-Sacrement servant de maître-autel.
Son aube, trouée par endroits, était loin de ressembler à celle d'un évêque ; sa chasuble plissée comme le soufflet d'un vulgaire accordéon était de plus d'une couleur douteuse.
Un frisson de joie parcourut la foule et le nom du saint prêtre vola de bouche en bouche : "Pierre Guillouzouic du village de Paulay". C'était bien lui en effet, tranquille, placide, comme on l'avait connu avant qu'il ne fût obligé de se cacher de ferme en ferme depuis deux ans pour échapper aux poursuites des Bleus.
Quelques heures auparavant alerté en hâte par Louis Burban, envoyé par Job Le Névé, il n'avait pas voulu refuser de célébrer cette messe de minuit voulant réparer de la sorte le sacrilège du prêtre schismatique.
Et la messe finie, chacun rentra chez soi, heureux et ne se préoccupant pas des foudres que ne manquerait pas de lancer bientôt, Moreau, le farouche administrateur.
Er Lannig (François Marquer†, ancien Membre du SCB) In « Les Nouvelles 1er janvier 1950)