DECONFINEMENT FECAMPOIS
Lorsque des jours meilleurs seront revenus (Covip ne va quand même pas nous pourrir la vie éternellement) il sera temps de se rattraper du confinement démocratiquement imposé pour notre santé ; par forcément pour celle du portefeuille des négligents qui n’ont pas rempli d’ausweis.
La Normandie peut être une sympathique destination ; elle est connue pour ses talents culinaires et la beauté de ses paysages, « ses vaches rousses, blanches et noires sur lesquelles tombe la pluie, et les cerisiers blancs made in Normandie, une mare avec des canards, des pommiers dans la prairie et le bon cidre doux made in Normandie » comme le chantaient Stone et Charden au siècle passé. Son escalope de veau « Vallée d’Auge » somptueusement nappée de vraie crème fraîche généreusement flambée d’un calvados de derrière les fagots à en faire baver d’envie un bénédictin après un très long Carême.
Et, à propos, terminer ce repas par une Bénédictine pour dégraisser, en parodiant cette « réclame » des années 70 « la Bénédictine, la Bénédictine, la bonne liqueur pour le foie ».
C’est à Fécamp, dans le Pays de Caux, en Seine-Maritime qu’elle est élaborée. Elle a été inventée en 1863 par un nommé Le Grand (né le 6 juin 1830) auquel ses parents devaient vouloir favoriser la destinée en le prénommant Alexandre !
Fils d’un capitaine au long cours, qui va lui donner le goût des choses belles et anciennes, il ouvre une maison de négoce de vins qui fructifie rapidement. Il fait la connaissance d’un pharmacien avec qui il élabore un élixir composé de diverses plantes locales et des plantes exotiques ; la jolie légende dit que la recette a été découverte par Alexandre Le Grand dans un vieux grimoire rescapé de la mise à sac de l’abbaye bénédictine de Fécamp en 1792 trouvé dans les vieux papiers de famille.
Ce grimoire aurait été réalisé par un moine italien, Dom Bernardo Vincelli, en l’abbaye de Fécamp au XVIème siècle, le premier créateur du divin breuvage. Cependant son nom ne figure pas dans les registres des moines qui se trouvent dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint Wandrille à Fontenelle (Seine-Maritime). Mais c’est une jolie légende qui n’enlève rien à la liqueur aux 27 composants.
Comme pour La Grande Chartreuse le secret de la recette est total. Il est possible aussi qu’Alexandre Le Grand ait trouvé des renseignements dans les affaires anciennes de l’abbaye récupérées par son père en particulier des « recettes » des moines remises par Dom Louis-Ambroise Blandin (1760-1848), moine réfractaire, qui avait survécu dans des conditions périlleuses pendant la révolution. En effet il célébrait la messe en cachette sur de grandes distances et fut emprisonn ; il dut son salut à la chute de Robespierre. Son calice et la patène sont conservés dans le musée.
1861 doit voir la fabrication puisqu’il faut deux ans de vieillissement pour élaborer ce nectar et 1863 serait plutôt la date de commercialisation.
Le créateur s’appuie sur la « Réclame » comme s’appelait alors la publicité pour lancer son « bébé » ; c’est un précurseur qui s’appuie sur des artistes de renom de l’époque pour réaliser ses affiches et prospectus. Les chiffres montent en puissance pour atteindre 150 mille flacons en 1873. En 1876 c’est la création de la société La Bénédictine S.A.
En 1860 il s’était engagé dans la Compagnie de Sapeurs-pompiers de la ville.
Il veut une distillerie où les visiteurs puissent assister à la fabrication. Alexandre Le Grand fait alors construire un site inauguré en 1882 (l’année de l’introduction en Bourse) pour faire face à la production qui atteint 350 mille flacons et bientôt un million. C’est un majestueux palais néogothique et néo-renaissance qui au sous-sol accueille les alambics et les caves de vieillissement (La Bénédictine est toujours élaborée là, à Fécamp). Cette liqueur n’est pas réalisée par macération mais par distillation des plantes puis de la préparation finale avant la mise en barriques de chêne pendant deux ans.
Maintenant le breuvage est transporté incognito par camion citerne à Beaucaire dans le Gard où se fait la mise en flacons depuis que la marque a été rachetée (comme Get mint de Revel- Tarn) par le groupe Martini.
Le rez de chaussée et l’étage accueillent un musée, où sont déposées les collections d’art et d’art sacré, particulièrement riche des acquisitions d’Alexandre et des objets cachés lors de la révolution et certainement remis par Dom Blandin.
En particulier une éblouissante collection d’ivoires en statuaire ou triptyques qui devaient certainement servir de chapelles portatives.
Toutes ces œuvres splendides sont datées du XVII-XVIIIème siècle. On peut voir aussi deux Christ dont un sculptédans une seule défense sans raccord des bras ; le carton signalétique relève ce détail.
Il aurait du être précisé "Christ des catholiques jansénistes" car ils matérialisaient leur théologie d’un Salut restreint par les bras du Christ rapprochés alors que ce Salut, pour les catholiques ordinaires, est offert au plus grand nombre et matérialisé par le Christ aux bras étendus sur la croix. Une autre curiosité avec cette Croix moderne en bronze doré et émaux. Superbe.
En réalité elle est du XIIème siècle.
De magnifiques peintures de diverses époques, des incunables (ouvrages réalisés avec des lettres d’imprimerie mais avant 1500 et reprenant la présentation manuscrite et enluminée).
ou bien aussi, venant d’Anjou, différentes sortes de verrous, des coffres aux serrures très compliquées, une seule clé aussi compliquée, manœuvrant de quatre à six pênes.
Mais aussi un beau service à liqueur offert par le Tsar Nicolas II pour le cinquantième anniversaire de La Bénédictine (marqué 1863-1913).
Il est assez décevant mais aussi assez habituel de voir l’indifférence de beaucoup de visiteurs qui défilent devant les vitrines chargées d’Histoire et d’œuvres d’art à la vitesse d’un cortège de Japonais dans Notre Dame de Paris (avant l’incendie du toit bien sûr !). C’est vrai que la majorité est plus intéressée par la visite de la salle des alambics où des chais dans lesquelles flotte l’agréable parfum de La Bénédictine.
L’entrée est de 14 € avec dégustation de deux présentations de la liqueur ; il y a même un éthylomètre. Sur un site (Tripadvisor) j’ai pu lire que certains trouvaient que l’entrée était chère ; ils ne doivent pas avoir l’habitude de fréquenter les musées et, de plus, rares sont ceux qui offrent un verre d’excellent breuvage. Je pense que ce doit être les aigreurs de quelque anti-calotin primaire devant l’abondance de riches collections religieuses.
Dernier point n’achetez pas votre liqueur dans le centre Leclerc il y a à peu près 10€ d’écart en faveur de la boutique du musée.
Alexandre Le Grand, catholique pratiquant est aussi un mécène généreux ; il fonde une caisse de retraite pour tous ses employés, une caisse d’assurance, il crée un orphelinat, une fanfare. Son palais est en partie détruit par un incendie criminel en 1892 et reconstruit dès l’année suivante ; la production n’est pas altérée.
En 1871 il est fait Chevalier de la Légion d’honneur par décision du Ministre de l’Intérieur le 26 août. Pourquoi ? En 1870, capitaine commandant la Compagnie de Sapeurs-pompiers de Fécamp, il a répondu, avec un détachement de sa compagnie, à l’appel que fit le Ministre de l’Intérieur aux Sapeurs-pompiers des départements alentour de Paris après l’attaque de la caserne de La Villette, le 14 août, par les hommes du socialo-anarchiste Blanqui, prémices, en quelque sorte de la Commune et de ses massacres quelques mois plus tard. « Lorsqu’éclatèrent les terribles incendies à Paris qui signalaient les derniers moments du règne de la Commune (mai 1871 note SCB), M. Legrand partit encore à la tête d’un détachement de sa compagnie et combattit l’incendie qui dévorait la Cour de Cassation et la Bibliothèque. Il put faire enlever le dernier drapeau rouge qui flottait sur la coupole du palais et sauver un lingot d’argent qui fut remis aux mains de l’architecte de ce monument A.N. Base Léonore LH/1560/18». Il verse 12 Francs pour « prix du brevet » (récépissé signé du receveur particulier des Finances de Fécamp).
Le 12 octobre 1874 il est fait Chevalier de l’ordre du Christ du Portugal. Il aurait mentionné la Légion d’honneur sur des prospectus « réclame » ce qui aurait entraîné une mise en demeure de cesser cela par le Grand chancelier de la Légion d’honneur.
Veuf en 1873 de Léonie Couïllard qui lui a donné 16 enfants (3 décédés en bas âge) en 21 ans de mariage ; elle décède 12 jours après avoir donné naissance à son dernier enfant qui meurt, à son tour, deux jours plus tard. Il se remarie en 1874 et sa nouvelle femme lui donne quatre enfants. Alexandre Le Grand (ou Legrand selon les actes) décède le 20 mai 1898 âgé de 67 ans.